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POESIE ET SPIRITUALITE DANS L'ANCIEN VIET NAM
(A travers quelques exemples représentatifs)

Quach Thanh Tam


Parler de spiritualité, surtout en utilisant une langue occidentale, risque à tout moment de glisser vers une interprétation moderne du terme liant automatiquement concept et religion chrétienne. Parler de spiritualité en terre vietnamienne avant l'époque contemporaine à travers son expression poétique risque également de nous faire dévier vers un discours philosophique sur la notion du beau ou de la conception du monde, et de nous limiter à l'élite intellectuelle.

Ainsi, une définition préliminaire est nécessaire. De même, il conviendrait de mettre en évidence le rôle de la poésie dans le contexte du propos. Il ne s'agit pas ici d'une étude littéraire ni philologique. Le corpus utilisé se réfère aux travaux de ces disciplines quant à l'authenticité et à l'exactitude des textes écrits en chinois ou en quôc ngu. La poésie, l'expression littéraire la plus répandue, la plus spontanée, et la plus authentique - même si les termes utilisés par les auteurs connus ou anonymes, individuels ou collectifs sont parfois empruntés, factices - de l'âme vietnamienne nous semble être la mieux à permettre d'appréhender la quête de cette âme d'une libération ou plutôt d'une vision de la vie hors de la matière. De plus la richesse tonale de la langue vietnamienne, les règles de la prosodie permettant oppositions et parallélismes ont favorisé un discours animé compréhensible traitant des questions abstraites avec une grande économie de mots.
 

La foi au Vietnam n'a jamais revêtu un aspect dogmatique. La sincérité (long thanh) qui peut émouvoir les puissances invisibles suffit à sanctifier un acte religieux. En occident le mot " spiritualitas " désigne avant le XIXè siècle simplement ce qui est indépendant de la matière. " En fait, la spiritualité est un concept moderne, utilisé seulement depuis le XIXè siècle. Chez la plupart des auteurs, il exprime la dimension religieuse de la vie intérieure et implique une science de l'ascèse, qui conduit par la mystique à l'instauration des relations personnelles avec Dieu. Lorsque cette expérience, après avoir reçu une formulation systématique, passe d'un maître à ses disciples par le moyen d'un enseignement ou de textes écrits, on parle de courants spirituels ou d'école de spiritualité.... "( 1 ) (Vauchez, 7).

Dans la suite de notre réflexion nous retiendrons surtout les deux notions, celle de l'immatérialité et celle du sacré sous-tendue ou non par les systèmes religieux, et nous tenterons autant que peut se faire de nous situer dans une démarche comparative avec le monde occidental.

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La spiritualité vietnamienne dans son long processus historique a certes subi des influences venues d'ailleurs. Mais il est possible néanmoins de l'appréhender dans ses traits intemporels.

Les Vietnamiens dans son ensemble demeurent très attachés à l'idée qu'il existe un ailleurs au delà du monde visible. Cet ailleurs, perçu comme un monde peuplé d'êtres chers disparus mais aussi de divinités exige des langages et des rituels particuliers pour communiquer. De ce fait la religiosité ambiante est constamment dense, explicite ou implicite. Mais cette religiosité diffuse( 2 ) populaire a-t-elle entrainé une sacralité du quotidien et s'est-elle raccordée à des systèmes de pensée religieux que le Vietnam a accueilli sur son sol ? Aussi pour tenter d'y apporter une réponse, chercherons-nous à analyser ce qui peut contribuer de façon permanente et essentielle à la constitution de cette spiritualité.

L'immersion dans la nature en est le premier trait. Par ses activités agricoles qui demeurent toujours les plus importantes sinon par le produit national du moins par le nombre des actifs (environ 70%), les Vietnamiens restent très proches du milieu naturel. Les forces de la nature, les aléas du temps traditionnellement considérés comme un avertissement contre les dysharmonies humaines, contre le risque de perte du mandat céleste par le détenteur du pouvoir suprême que fut le monarque, ont été dotés de pouvoir surnaturel. La place de l'homme, intermédiaire entre le ciel et la terre (tam tai) dans l'univers renforce encore cette référence à la nature. Et plus loin encore, dans la mémoire collective le culte de la nature se maintient sous la forme de culte des Mères (Mâu) présidant au destin de tout ce qui se trouve sous la protection de l'espace dévolu à chacune. La croyance en leur efficacité avait-elle conduit à un risque de paganisme ? La réponse à cette question délicate ne peut se faire qu'à travers une réflexion sur la nature de ce que le monde chrétien désigne par Dieu chez les Vietnamiens.

La littérature vietnamienne abonde en référence à un Dieu créateur, celui qui " crée et qui impulse les mutations " (Tao Hoa)(3). Ce Dieu se définit-il comme un génie supérieur ou comme essence unique ? Quelle comparaison possible avec le Dieu du monde judéo-chrétien ? Cette démarche ne sera pas aisée dans le monde spirituel vietnamien où bouddhisme, taoïsme et confucianisme sont intimement vécus depuis longtemps(4). Toutefois même réduite en une approche très approximative elle permettra néanmoins de souligner la nature universelle de la spiritualité vietnamienne. En effet si nous prenons comme départ de réflexion ce poème attribué à Grégoire de Naziane (5) pour caractériser le Dieu du monde chrétien :

" O toi, l'au-delà de tout,
n'est-ce pas là tout
ce qu'on peut chanter de toi ?
Quelle hymne te dira, quel langage ?
Aucun mot ne t'exprime.
A quoi l'esprit s'attachera-t-il ?
Tu dépasse toute l'intelligence,
Seul tu es indicible ,
Car tout ce qui se dit est sorti de toi.
Seul, tu es inconnaissable,
Car tout ce qui se pense est sorti de toi.
(Prière du temps présent, dans RAGUIN op. cit., 6)
il est possible de trouver des similitudes dans le taoïsme qui désigne le Tao comme l'être suprême " qui n'a que lui-même comme modèle " (6). Il est " sans cause ", le " rien de tout " et le " tout de rien ", il est " cela même ", une définition que tout bouddhiste assimile facilement car correspondant à la notion du tathatâ (nhu lai) terme sanscrit signifiant " ainsité : chon nhu ", et désignant des bouddhas immuables au delà de toute définition, de tout changement.

De cet être inaccessible coule la vie, mais aussi l'intelligence et l'amour et l'homme a été crée à son image, comme l'affirment nombre de textes sacrés du monde chrétien. Mais il convient de noter la différence fondamentale entre les perceptions vietnamiennes et occidentales de " Celui qui est " :

"Confucius dit que le Ciel ne parle pas. Bouddha ne veut pas parler de Dieu. Dans le Taoïsme, le Tao, la réalité absolue, ne peut pas être nommée. Dans tous ces cas, cet Être ne révèle pas son identité. C'est pourquoi il est dit " impersonnel ", c'est un " il ". Mais quand Moïse demande à Dieu qui il est, il répond " Je suis ", c'est un " je ". Ainsi peut s'établir la distinction entre un absolu personnel et un absolu impersonnel. " (RAGUIN, op. cit. 18).

Cette différence est, nous semble-t-il, perceptible surtout à travers des écrits de réflexion ou des discours abstraits. Car l'intériorisation de l'Absolu par quelque nom que l'on le dénomme peut se faire par des voies différentes et la fusion dépasse alors toute distinction.

Dans le monde spirituel vietnamien la perception de l'absolu, la révélation de la bouddhéïté est faite dans la plupart des cas, à partir de l'expérience humaine, d'un désir fondamental de dépasser cette expérience pour atteindre l'éveil. Cette dynamique de la perfection, du progrès par l'effort, est insufflé par le culte des ancestres, car il faut faire comme ou mieux que les aînés. Mais si elle n'aboutit pas toujours à une haute spiritualité, elle en est une des possibles voies pour y parvenir. La question de la création, de l'origine de l'univers est fournie par les enseignements du taoïsme et dans un degré moindre par le néo-confucianisme. Ainsi le chemin parcouru pour atteindre cet éveil, pour " atteindre cette autre rive : dao bi ngan " peut emprunter des voies facilement intimistes, et le mysticisme est souvent à fleur de texte ou de pratique sans qu'il y ait besoin de référence autre que cette expérience humaine.

Le mysticisme vietnamien est-il perceptible à travers les poésies de la littérature traditionnelle ?

Si l'on définit le mysticisme comme une quête de l'Ultime, comme un désir d'intégrer la dimension ultime du réel, la " transcendance " à l'expérience humaine par des méthodes d'ascétisme, par un mode de vie qui exige du mystique un engagement total (7), l'histoire du Vietnam en fournit des exemples de mystiques célèbres tels ces moines dont les momies de certains sont découvertes dans les pagodes du nord du pays (notamment à la pagode de Chùa Dâu, et peut-être à Chùa Thây....). Mais l'ensemble de la population qui ne représentait pas la minorité intellectuelle ou fortunée et probablement peu enclin à l'abstraction, comment pratiquait-il ce parcours ? Peut-on percevoir une spiritualité et un mysticisme populaires et sous quelle forme ? Suivre l'exemple de Bouddha, ce grand mystique, réciter avec une grande ferveur les soutras ou les noms des bouddhas en accordant à l'acte une vertu au dessus de tout raisonnement logique, écrire des poèmes qui sont comme des prières sont des faits facilement constatés. Mais au delà de ces actes de foi, les Vietnamiens d'autrefois ont laissé une leçon de ferveur spirituelle de tous les jours dans le sens religieux comme dans un sens plus large que nous allons essayer de retracer à travers l'histoire du pays.

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Dans les premiers siècles de la reconstruction nationale (X-XVè s.) la spiritualité vietnamienne dans ses expressions poétiques fut révélée par les moines et les princes.

Le peuple apparut à travers les interpellations des maîtres faites aux croyants, aux disciples. Elle se situe d'abord à un niveau très épuré. Mais très vite frémissaient la vie comme une caresse du vent, une murmure des feuilles...

On peut suivre la vie religieuse vietnamienne de cette période grâce aux oeuvres rendues accessibles au grand nombre par leur publication en quôc ngu notamment le " Thiên uyên tâp anh " (Anthologie du jardin des méditations)(8).

Le bouddhisme s'était développé en terre vietnamienne bien avant cette période. Des travaux ont montré la vitalité de la vie religieuse à Luy Lâu sous l'administration chinoise(9). Cependant on peut raisonnablement penser que le bouddhisme ne se cantonnait pas aux sphères animées par des moines ou des étrangers puisque le successeur de Ly Bôn (Ly Nam Dê : 544-548) se prénomma Phât Tu, Ly le disciple de Bouddha. Ce fut également en milieu bouddhique que fut élevé le fondateur de la grande dynastie des Ly, Ly Công Uân devenu avec les conseils et l'appui des moines, notamment Van Hanh (939-1013), le roi LY Thai Tô (1010-1028). Les pagodes furent des lieux de vie intellectuelle animée et des centres fondateurs d'écoles religieuses (tô dinh). La première fut fondée par Vinitarucci, un Indien entré en terre viet en 580 après avoir voyagé en Inde et en Chine, et mort en 594 à la pagode Phap Vân (Diên Ung ou Chua Dâu en nôm) dans le Ha Bac. Cette pagode dont la construction remontait aux II-IIIè siècle, fut considérée comme le centre d'origine de l'école de Vinitarucci (10). La légende inscrite dans le livre de jade sur l'histoire de Man Nuong honorée dans la pagode montre combien sont intimement liés croyances locales et bouddhisme dans l'univers sacré vietnamien (11).

On peut cependant suivre l'évolution de cette spiritualité qui s'était sensiblement modifiée dans les rapports que les auteurs entretenaient avec la doctrine et avec la scène de la vie.

Du XI au milieu du XIIè siècle, l'école dhyaniste fondée par VINITARUCCI (Thiên phai Nam phuong : 580-1216), celle fondée par VÔ NGÔN THÔNG, appelée aussi l'Ecole de la contemplation du mur (Thiên phai Bich quan : 826-1221) en 826 à la pagode Kiên So (12) et celle de THAO DUONG : 1096-1205 fondée par le moine du même nom à la pagode Khai Quôc (13), située à Hanôi même furent des centres de débats religieux. Mais la participation active des religieux, moines ou croyants laïcs, à la vie politique du pays, à la défense du territoire nationale et de la liberté collective ont modifié peu à peu leur discours, ainsi que le rôle et le rang du bouddhisme dans la vie nationale.

Si Dô Phap Thuân (915-990), nommé Moine supérieur (Phap su) par Lê Dai Hanh, se contenta de conseiller au roi le non-agir (asamkhirta : extinction des désirs) (14) comme moyen efficace pour maintenir la paix au royaume du sud [du Ciel], Van Hanh éleva les propos vers des réflexions beaucoup plus abstraites, traitant la philosophie de la voie moyenne, non duelle de Nagarjuna (15).

Déjà en 1013 dans son gâtha-testament, Van Hanh a utilisé des images de la nature pour traiter de façon poétique l'aspect éphémère et transitoire du corps charnel, la permanence à saisir dans le changement. L'émotion est laissée en différée et on peut considérer que méditer sur chaque mot, en faire jaillir la portée philosophique est un acte religieux mais aussi un acte de savoir, et un acte de contemplation artistique. La nature y est traité de façon symbolique mais aussi de façon émotionnelle. On peut, certes, invoquer l'influence du Taoïsme de Trang Tu ou celle du Yi King. Mais la prosodie assez sèche proche des stances à psalmodier qu'à déclamer utilisée par les moines exige un traitement inspirée de l'image qui doit pouvoir amplifier le propos par sa simple évocation. Le lyrisme naturaliste des romantiques occidentaux aux XIXè siècle ou vietnamiens au XXè siècle est à peine perceptible ici. La nature est sacrée, même dans l'infiniment humble ou petit :

Thi dê tu
Thân nhu diên anh, huu hoan vô
(Nous [les êtres vivants] sommes éphémères tel l'éclair)
Van môc xuân vinh, thu huu khô
([Comme les arbres], au printemps dix milles s'épanouissent, l'automne venu, tous se dessèchent)
Nhiêm vân thinh suy vô bô uy
(N'éprouvez aucune crainte, laisser la vie disposer des moments de prospérité ou de déclin)
Thinh suy nhu lô thao dâu phô
(Car ses instants sont aussi brefs, aussi fragiles comme la goutte de rosée sur la pointe d'une feuille d'herbe)
NGUYÊN Van Hanh ( ?-1018) : Aux disciples (Tho Van Ly Trân, op. cit. I, pp. 214-218)
Le registre répétitif des enseignement traités : de l'existence et la non-existence, de l'éternel et l'impermanence, de la vie et la mort (sans presque jamais les désigner), du retour au sein de l'éternel, de la fusion mystique avec ce que les bouddhistes désignent par l'éveil qui permet de casser le carcan de la chaîne des renaissances a été dit avec une économie extrême des mots (huu vô ; sac không ; tâm thân ; hiên tuong ban thê...) qui se répètent d'un vers à l'autre, d'un poème à l'autre. Cela n'est pas sans évoquer l'ascétisme des modes vie décrites comme très frugales même si les auteurs furent des personnages situés parfois au plus haut sommet de l'échelle sociale.

De Viên Chiêu (Mai Truc : 998-1090), neveu de la reine Linh cam qui aborda le problème de la matérialité éphémère par une image percutante d'un mur écroulée à Man Giac (Ly Truong : 1053-1097) qui utilisa la fleur d'abricotier pour symboliser la permanence, les approches restèrent cantonnées au domaine du sensible.

Avec Ngô Ân (Dam Khi : 1020-1088) le discours s'éleva dans les considérations sur la nature même du " divin " et de " l'humain ", de bouddha et des hommes, de l'unicité du monde sans distinction entre matière et esprit, entre le phénoménal et l'immuable. Le soutra du Lotus servait ici de référence (.... Liên phat lo trung thâp vi can : la fleur de lotus qui s'ouvre dans le feu reste imprégnée d'humidité, Thi tich : recommandations à l'heure de ma mort).

L'utilisation des images-symboles contrastées où les contraires ne se détruisent pas mais se complètent donnent à ces vers d'une concision frisant la pauvreté, l'aura d'une spiritualité se tendant sans cesse vers la fusion avec l'Unique. Une impression de plénitude et de libération s'en dégage. De même furent abordés le questionnement sur la création et les tentatives d'explication écartant l'intervention d'un Créateur par Dao Huê (Âu Dao Huê : ?-1173) et ses condisciples ou disciples.

La force des termes inspirés à la fois du soutra du Lotus et de celui du Diamant confère aux propos une dimension cosmique et une affirmation de liberté épique où le moi se dilue sans se perdre dans le murmure des feuilles dans le reflet de la lune où la diversité du monde phénoménal ne nie pas l'unicité de l'univers :

Nhât nguyêt lê thiên ham uc sat (Le soleil et la lune ensemble emplissent cent mille mondes)
Thuy tri vân vu lac son ha (Qui pense que pluie et brouillard arrosant fleuves et montagnes [sont de même nature]) ?
(Tinh Không : 1091-1170 en réponse à une question sur la nature de Bouddha)
A partir de la deuxième moitié du XIIè siècle, un tournant semble se dessiner. Le Tam giao s'affirma (concours officiel en 1097, 1195) et des réflexions sur les similitudes entre le non-agir taoïste (vô vi) et sur la non-négation (bât vô) (16) des disciples de Dao Huê s'engagèrent. Le pragmatisme quotidien prenait de plus en plus place dans les réflexions. La spiritualité changea progressivement de nature du moins dans ses expressions poétiques.

Les moines s'engagèrent dans la voie de l'action salvatrice matérielle et pieuse, s'élevant intérieurement en éxécutant les tâches ordinaires de première utilité, respectant les pauvres, les démunis car chacun porte en soi la part de noblesse de pureté de sacré indépendamment de son apparence (17). L'être individuel commença alors sa lente émergence par le respect de l'autre dans son quotidien ordinaire. Par ailleurs la fascination pour les faits et gestes extraordinaires s'accentua avec l'Ecole Thao Duong (1069-1210). La don d'ubiquité des bouddhas qui leur permet de venir au secours de tous en tout lieu fut perçue presque sur le même plan que la thaumaturgie "ordinaire" (thân thông biên hoa). La biographie de Duong Không Lô (?-1119) qui figure dans le Recueil des êtres extraordinaires du Linh Nam (18) ou celle de Nguyên Giac Hai (?- ?) ou de leur contemporain Tu Lô (Tu Dao Hanh : ?-1117) que l'histoire religieuse considère cependant comme représentant de la douzième génération de l'Ecole de Vinitarucci relate des prouesses extraordinaires que l'on a plutôt l'habitude de lire dans celles des religieux taoïstes. Les qualités de guérisseur leur furent également attribuées (comme la guérison de Ly Nhân Tông : 1072-1128 atteint d'une maladie étrange qui fit recouvrir son corps d'une épaisse pilosité. Cette guérison miraculeuse fut l'uvre de Giac Hai et du moine taoïste Thông Huyên). Le bouddhisme tantrique avec la pratique des paroles et formules sacrées mystérieuses dotées de pouvoir surnaturel se développa.

On peut oublier son enveloppe corporelle et le monde phénoménal par une pratique de concentration qui permettait de mobiliser les forces surnaturelles. Mais cela peut-il faire penser à une manifestation de spiritualité globale ? Ou tout simplement le risque de déviance vers la sorcellerie, vers des pratiques d'un taoïsme de la recherche de l'immortalité consciente qui n'a rien à voir avec une démarche spirituelle.

Justement cette école très liée sinon aux initiatives du moins au soutien des rois Ly thanh Tông (1023-1072), Ly Nhân Tông (1072-1127) et de la reine Y Lan ( ?-1117), mère de ce dernier, ne fut traitée que très sommairement dans le TUTA (Anthologie du Jardin des méditations), simple énumération des noms sans reproduction d'oeuvres ou de biographies.

La fondation de l'Ecole Truc Lâm(19) à l'initiative de Trân Nhân Tông à la fin du XIIIè s. marqua le changement de sensibilité et d'attitude face à la religion et à l'engagement dans le vie. Les rois TRÄN pouvaient mesurer la relativité des discours face aux nécessités et les poèmes furent empreints de sensibilités. Le site de Truc Lâm Yên tu restera d'ailleurs un site permanent de retraites et de culte pour les Vietnamiens.

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Avec l'affirmation de la place du néo-confucianisme dans la vie culturelle du pays, notamment dans son aspect lié à l'organisation de l'appareil du gouvernement par le biais des concours et par le dépôt du mandat céleste dans les mains du roi, la vision d'un Créateur perceptible prenait forme et le ton des poèmes prenait de plus en plus l'allure d'un discours pédagogique.

Ainsi Trân Thai Tông (1225-1277) dans son uvre majeure le " Khoa hu luc " (Exercice du Vide) écrit ce vers lourd de sens : Chân tê huân dao, van tuong thanh (le Vrai Seigneur modèle et dix mille formes sont) où le terme " huân dao " suggère l'action de création par le modelage [de glaise] et cuisson [par le souffle du feu du four]. Les mots " chân tê " empruntés au vocabulaire du taoïsme de Trang Tu trouve son équivalence dans le " Thuong dê " (le Seigneur d'en haut) du Thu kinh et le Ciel (ông Troi) que le peuple invoque comme le sauveur ou le juge suprême. Avec Trân Thai Tông l'harmonisation entre les trois systèmes de pensée trouve son expression. Et si le bouddhisme reste la référence de son discours métaphysique, le confusiamisme de Chu Hy et le taoïsme de Trang Tu influencent de plus les réflexions et les règles de vie d'une façon générale.

Les oeuvres de Tuê Trung Thuong Si (Trân Tung : 1230-1291) sont pleines d'une volonté de rester dans la vie tout en pratiquant le bouddhisme avec ferveur. Il annonça aussi un autre tournant des relations entre la vie et la religion. Ayant participé aux guerres contre les Mongols (1257-58 ; 1285 ; 1287-1288), ayant exercé des responsabilités dans le gouvernement, il ne pouvait concevoir une attitude détachée et irresponsable des choses de ce monde tout comme les rois Trân Thai Tông, Trân Thanh Tông et Trân Nhân Tông. L'idée d'une voie intérieure pour atteindre le Vrai (chân), dans le plus profond de l'esprit, et du cur (tâm) qui pouvait mener à l'ultime connaissance que chacun porte en soi tout en continuant la tradition inspirée par le soutra du Lotus innove la perception d'une spiritualité à la fois intériorisée en chacun et diffuse dans la nature. Les poèmes chantant la nature (Vinh canh) prennent parfois les allures de véritables chants dotant les sites de vie et de souffle caché d'où peut se révéler la vérité première (ban lai diên muc) ou des traités par images des idées métaphysiques abstraites. La nature détentrice de la beauté, refuge de ceux qui souhaitent se préserver des poussières de ce monde, révélatrice de l'éphémère phénoménal et de la condition humaine rallie les élites férues de Tam giao mais aussi le peuple qui a toujours un comportement de respect pour le cadre de leur vie.

L'engagement dans la vie, les nécessités de conquérir et de défendre leur vie, leur liberté ont inspiré les auteurs du XIIIè siècle. La religion toujours présente dans les thèmes traités a conduit à la formulation d'une voie " moyenne " où le " juste milieu " confucianiste peut se confondre avec la conception non-duelle (bât nhi)(20) bouddhiste mise en application par Tuê Trung. Par la suite beaucoup de lettrés ont suivi l'enseignement et le peuple à sa manière l'a adopté.

Mais les auteurs de l'époque des Trân (1225-1400) ont surtout réussi à exprimer la plénitude de leur foi qui peut s'exprimer sans l'artifice de la parole (21). La perception immédiate qui évoque l'illumination subite (dôn ngô) permet une communion entre la nature proche et l'homme et par extension entre l'univers et l'homme. La révélation se fait par évocation, provocation (tuc canh sinh tinh), la pureté s'assimile au non-agir, à la beauté, au silence et à l'extinction. Trân Nhân Tông (1258-1308), Ly Dao Tai (Huyên Quang : 1254-1334) (22), TRÂN Quang Triêu (1286-1325) parmi d'autres, ont laissé de magnifiques poèmes empreint d'un sentiment de plénitude et d'allégresse tel celui du Xè tableau (thông tay vao cho : entrée sans souci au marché) de l'ensemble des dix tableaux représentant le domptage du buffle (Thâp nguu dô) utilisés dans l'enseignement du Thiên. Ecoutons à présent Trân Nhân Tông :

Xuân canh (Paysage de printemps)
Duong liêu hoa thâm diêu ngu tri
(Dans l'épais buisson de saules fleurissant, chantent lentement les oiseaux)
Hoa duong thiêm anh mô vân phi
(Sur la terrasse, se dessine l'ombre de la maison, [dans le ciel aperçu de la terrasse] voguent les nuages du soir)
Khach lai bât vân nhân gian su
(Ceux qui [me] rendent une visite amicale ne [me] questionnent pas sur les choses de ce monde
Công y lan can khan thuy vi
(Nous nous sommes simplement accoudés au balcon portant nos regards sur les vapeurs bleutées coiffant les montagnes [au loin]
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NGUYÊN Trai (1380-1442) exprima encore cette spiritualité naturaliste dans un certain nombre de poèmes comme celui sur la pagode de Tiên Du ("....Ca trung chân huu y... " : dans ce paysage, il y a réellement de la pensée). Mais le confucianiste accompli, compagnon de Lê Loi qu'il fut, éprouva constamment un sentiment du devoir de servir. La morale sociale qui se confonda dans son comportement avec l'éthique individuelle, l'emporta trop souvent dans ses réflexions.

Avec NGUYÊN Binh Khiêm (1491-1585), l'angoisse du choix fut reléguée par le sentiment d'une liberté de choix car les propensions des choses l'y autorisèrent. Le non-agir ici se confonda avec l'harmonie. La spiritualité ne s'exprima plus en actes spécifiques mais se dégagea des attitudes, légères parce que non entravées, pures parce que non intéressées, libres parce non dépendantes des richesses de ce monde. Le corps n'embarrassa plus parce qu'il se contenta d'être immergé dans la nature qui fournit ce qu'il faut pour l'entretenir selon les saisons. La dématérialisation se fesait par l'oubli des pesanteurs.

Ngoai vong cuong toa chân cao thâp (En dehors des entraves [je] pose inégalement mes pas
Trong tui yên ha mat tinh say (Dans le sac de vapeurs et de nuages [qu'est ma retraite] [je] montre un visage éveillé et ivre)
Cette attitude que le mot " nhan " (23) ne saurait exprimer se retrouve chez LÊ Huu Trac (Hai Thuong Lan Ông : 1720-1791) qui parla de sa vrai nature (chân) s'épanouissant dans un cadre de vie loin des tourbillons de la ville et dans la pauvreté. On la constate aussi chez NGUYÊN Công Tru (1778-1858) qui goutta au loisir après avoir accompli son devoir d'honneur " no công danh " considéré comme un devoir d'homme donnant à la vie une dignité, chez CAO Ba Quat (1809-1854) qui y fut contraint parce que refusant les entraves du système existant ainsi que chez beaucoup d'autres poètes. Mais l'on sent le souffle de la grandeur ou du spirituel chez NGUYÊN Trai parce que l'homme fut imprégné de sincère sagesse bouddhiste ou chez NGUYÊN Binh Khiêm et NGUYÊN Công Tru parce que ces hommes furent en harmonie avec leur choix. Il n'en est pas de même chez ceux où la contrariété de l'échec ou les accents de la révolte ont ramené les propos à une dimension plus humaine empreinte de pessimisme ou de résignation. Certains vers de NGUYEN Công Tru :
Kiêp sau nguyên chang lam nguoi (Dans ma vie future je ferai le serment de ne jamais devenir un homme)
Lam cây thông dung giua troi ma reo (Mais un pin chantant au milieu du ciel)
ou :
Thu yên ba troi dât dê riêng ta (La joie de la retraite où le ciel et la terre sont à moi seul réservés)
ou :
" Vong troi dât doc ngang ngang doc (Le ciel et la terre, en long en large, en haut et en bas)
No tang bông vai tra tra vai " (La dette d'homme qui s'accorde et qui se rend)
dégagent une impression grandiose où l'univers entier est mobilisé, malgré l'ambition ou l'orgueil sous-tendus, parce que NGUYÊN Công Tru a troublé l'univers de sa turbulence, a élevé l'homme, presque l'individu, encore exceptionnel à la place d'honneur. Ici on ne peut guère parler de spiritualité, mais simplement de la grandeur de l'homme dans l'accomplissement de ce qu'il considère comme des devoirs nobles, incontournables pour s'élever.

Cette humanité annoblie par ses actes selon une certaine idée de l'éthique confucéenne, se confronta vite à des souffrances et épreuves.

Le désarroi ressenti parfois dans les vers de NGUYÊN Gia Thiêu (1741-1798) où il interpelle le ciel créateur ou de NGUYÊN Du (1766-1820) où la responsabilité individuelle est évoquée (Co troi mà cung co ta : il y a le ciel mais il y a aussi nous ; Cung dung trach lân troi gân troi xa : Il n'est pas nécessaire de reprocher au Ciel [de ce qui nous ou vous arrive], qu'il soit proche ou lointain, Kim Vân Kiêu) est souvent évoqué pour expliquer l'ébranlement des fondements du système de pensée et du système polititique traditionnels. L'émergence de l'individu et la prise de conscience de ses besoins ont été démontré dans maintes études littéraires récentes. On parle de pré-romantisme. Et l'explosion des romans en nôm au XVIIIè siècle confirme le besoin d'exprimer ses convictions, ses doutes ou ses désirs. Le chemin vers la spiritualité, la recherche du dépassement de soi, le regard tourné vers la quête de la vraie nature qui est aussi sa vraie nature, semble avoir cédé la place à la quête du Guide, du Sauveur. Et l'on invoqua Quan Âm aux mille yeux, mille bras. Est-ce les misères de la vie matérielle, les menaces pesant sur la vie dues aux troubles incessantes, le manque de confiance dans le détenteur du mandat céleste qui ont inspiré les vers d'une grande désolation, d'une tristesse nolstalgique loin de la sereine certitude de retrouver un jour la " maison du père " (24) de NGUYÊN Gia Thiêu, de ba huyên Thanh Quan ou de NGUYÊN Du traitant de la fugacité des choses, du temps qui passe ? Le bouddhisme de compassion a rallié les coeurs. Dans le Van Chiêu Hôn(l'Oraison pour les âmes errantes) attribué à NGUYÊN Du la compassion pour tous effleure à chaque vers (25). La vie intérieure semble se projeter sur le spectacle des misères de ce monde, mais le réalisme ou les dénonciations des injustices ou la revendication du droit à une vie indiduelle reste feutrée. Même le ton humouristique ou satirique de HÔ Xuân Huong frappe par sa concision, mais la virulence est tempérée par la prosodie et le choix des mots justes. On ne trouve point non plus de description de vie urbaine sauf quelques rares descriptions de métier ou dans le récit en prose des " Notes de voyages de Lan ông " décrivant la capitale Thang Long de la fin des TRINH, sans insister sur les aspects ou les problèmes d'une cité populeuse.

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Car la nature demeure le chantre de la beauté ou du moins le reflet de la vie intérieure des héros. Elle est chargée d'émotion. Elle se modifie, épouse la vision des héros, tout comme elle inspire des sentiments nobles ou receuille des serments, sanctifie des actes. (nguoi buôn, canh co vui dâu bao gio : quand l'homme est triste, le paysage ne peut être gai, Kim Vân Kiêu) et prenne en charge les tourments des personnages . Les paysages décrits dans le Kim Vân Kiêu sont des tableaux chargés de symboles, un décor vivant faisant corps avec la vie de l'héroïne et d'autres personnages en épurant toutefois toute la laideur. C'est de nouveau dans les chants de la nature qu'on trouve les accents lyriques d'une poésie vraiment spirituelle qui alla connaître avec un peu de décalage dans le temps un grand développement dans la première moitié du XXè s. où l'on retrouva les accents des poètes symboliques ou romantiques français..

Car le ciel et la terre ne peuvent être laids , méchants, loin du Vrai, de la Voie. Il faut peut-être chercher dans ce trait fondamental de la culture vietnamienne le chemin de la vie spirituelle de tous les moments. Le site des édifices religieux ou de la Cité impériale de Huê s'harmonise avec les constructions. Il s'en dégage une puissante poésie qui invite à la méditation. Le site de l'ensemble de la pagode des Parfums est un exemple vivace de la fusion entre un cheminement intellectuel et spirituel sous des aspects différents et une prise de contact réel avec la nature vivante. Les marques encore perceptibles dans les cultes de l'intégration des croyances locales en un bouddhisme de compassion faisant de la princesse Ba, la Quan Âm des êtres en quête du bienfaiteur ou du sauveur, faisant de l'ouverture du pelirinage le plus long du pays (26) l'ouverture des forêts autorisant le travail ou la chasse en milieu forestier, montrent un chemin spirituel de tous vers une foi universelle. Le grand nombre des pélerins dont le but pour certains peut parfois être une simple excursion, ou une mode et dont les prières sont loins d'être toutes désintérressées démontre la ferveur pour l'offrande de l'effort physique comme voyage initiatique. Et le spectacle des grottes nimbées de vapeur combinant éléments liquides et solides (le yin et le yang, chers à l'imaginaire collectif), la lumière tremblottante traversant les cascades suggérant un monde de l'impermence mais aussi de rêve, de poésies de paradis accessible provoque les inspirations, favorise le dialogue avec soi ou la vie intérieure. Les humbles offrent le travail et les prières, les riches l'argent, les poètes les vers (dont CHU manh Trinh, NGUYÊN Binh...) et les puissants leur présence (dont les rois LÊ, le prince TRINH Sâm) . C'est ainsi que plus que tout autre lieu du pays, ce sanctuaire mobilise l'imaginaire, cristallise le sentiment national et porte le nom de " première grotte sous le ciel du sud (Nam thiên dê nhât dông). Ecoutons CHU Manh Trinh (1862-1905) chanter le site de la pagode des Parfums :

Bâu troi canh but (la voute du ciel, le pays de bouddha)
..............
Tho the rung mai chim cung trai
(En gazouillant dans la forêt d'abricotier, les oisaeux font offrandes de fruits)
Lung lo khe yên ca nghe kinh
(Les poissons en suspens dans l'eau de la source des hirondelles écoutent les soutras)
Thoang bên tai môt tiêng chay kinh
(Un léger bruit de marteau de cloche est à peine perceptible à l'oreille)
Khach tang hai giât minh trong giâc mông
(Les passagers du monde des changements tressautent dans leurs songes)
................
Chung giang san con doi ai dây (Peut-être la scène est-elle parée dans l'attente de quelqu'un)
Hay Tao Hoa kheo ra tay xêp dat (ou bien c'est le Créateur qui habilement en a disposé ainsi)
Ainsi de la nature refuge, on passe vers une nature façonnée pour accueillir le Créateur ou arrangée par lui-même . Elle est habitée par la ferveur religieuse qui n'agresse pas mais " réveille " en douceur celui qui est plongé dans un rêve illusoire.

Mais en ce fin du XIXè s. de confrontation Est-Ouest où le contact colonial lui imposa l'impact d'un choc brutal, la recherche de cette " fuite " dans le bouddhisme de compassion, dans la poésie naturaliste capable de consoler et de se substituer à la réalité décevante releva d'une attitude plutôt passive. L'engagement dans la lutte pour la récupération de l'indépendance occupa cependant les énergies de la plupart.

Il faut attendre une libération plus complète de l'individu pour voir l'inspiration donner aux vers une spiritualité dynamique comme l'expriment avec fougue le " Serment des montagnes et des Eaux " (Thê non nuoc) de Tan Da NGUYÊN Khac hiêu (1889-1939).

*
Complicité - que chante avec délice la littératture populaire - , fusion, la nature fait corps avec l'homme. L'échos des mots, le rythme des vers résonnent et amplifient le propos. La fin du XIXè s. fut une période de crise de civilisation et aussi une période de crise de spiritualité. Les hommes - du moins l'élite - semblent avoir mis de côté cette capacité d'émerveillement simpliste que le peuple continue à manifester. Les revendications individualistes n'étaient pas très bien affermées, vie urbaine encore mal structurée. L'identité fut plus que maintenant tirallée entre tradition et modernité.

Mais peut-on en déduire que l'expression de la vie spirituelle au Vietnam dans son écriture poétique semble se perdre avec le temps ? D'une intensité indéniable au début de la construction de l'Etat national moderne, elle semble avoir glissé vers un chant agreste, picareste ou simplement vers le chant misanthropique de la beauté éphémère incarnée par la nature changeante ?

Il s'agit plutôt d'un glissement dans la nature de l'expression plutôt que de désertion.

La vie spirituelle semblait aux siècles troublés se replier dans des actes rituels. Les poèmes des moines du Centre Vietnam au XVIè s. reprenaient les mêmes thèmes traités dans le passé.

Par ailleurs, le culte de la nature au fur et à mesure de l'édificarion de l'identité nationale s'est confondu avec l'amour de la terre natale. Mais ce patriotisme s'élève bien au delà de la définition ordinaire du terme. C'est un sentiment quasi-religieux qui s'est cristalisé lentement autour de la piété, de la gratitude pour les ancestres, pour les héros, les génies pour ceux qui se sont morts pourque vivent ceux qui suivent. Il touche toutes les couches de la population. Mais les chants patriotiques les plus beaux sont incapables de transcrire ce sentiment qui ont poussé les gens à s'engager totalement jusqu'au sacrifice de leur vie. Il faut chercher dans la solennité des lieux de cultes des héros parfois honorés comme génies tutélaires pour sentir cet élan de gratitude, trancendant ces cultes locaux en actes de piété universelle.

Il faut aussi chercher dans les actes de fois religieuse populaire et non plus dans les poèmes des moines la manifestation d'une certaines recherches de spiritualité. Les donations pour la construction ou la réfection des lieux de culte sont toujours nombreuses. La transformation du logement en pagode très fréquent au sud du pays au XIXè s.(cai gia vi tu) existe toujours, de même les offrandes en travail (công qua). Cette spiritualité ambiante, diffuse se retrouve dans les sentences parallèles des lieux de culte. La foi populaire qui marque le paysage de nombreux édifices, fait de l'espace national un lieu imprégné d'esprit, plus vivant que tous les traités sur l'essence sacré (khi thiên).

CONCLUSION
La poésie est l'expression artistique la plus totale pour le Vietnam. Elle est pratiquée par tous avec des résultats plus ou moins heureux. Elle est pour chacun la voix intime, la voix confidente de l'âme. C'est pourquoi, cette voix peut traduire cette quête de spiritualité avec sincérité et élan. La portée spirituelle des mots fait que leur côté précieux ou pompeux ne compte parfois pas. Seul l'évocation émotionnelle par référence au contenu culturel et religieux compte. Les poésies sont pour beaucoup une prière et l'univers une vaste église.

Mais cette "dévotion" pourra-t-elle trouver encore place dans une société qui semble s'annoncer désormais radicalement différente avec celle du passé.

On peut espérer que la recherche d'une spiritualité ancrée dans la vie, portant le propos sur le dépassement de l'apparence, de l'éphémère servira d'antidote compensatoire à la course à la production matérielle. Et le dépassement de soi est à la base de l'enseignement religieux traditionnel. Dépassement et miséricorde faisant du don un acte essentiel de l'idéal de perfection en sont les préceptes que à des degrés plus ou moins forts et dans des champs d'application différents tous les Vietnamiens ont cherché à vivre. Ce sont là des règles de conduite utiles pour contrebalancer l'individualistme forcené qui paraît menacer les sociétés économiquement avancées modèles actuels pour tous les pays en quête d'un niveau de vie meilleur.

L'impernanence des choses tempérera-t-elle les notions de progrès et de bonheur que les statistiques tendent à quantifer et à chiffer ?

L'oubli de soi en un sacrifice suprême (hy sinh) pour la défense de son idéal relève d'une certaine spiritualité au quotidien, soutenu par une certaine idée de l'honneur (d'aucun dira la face : thê diên) sans quoi la vie serait méprisable a sous-tendu la conduite de vie des Vietnamiens dans les siècles passés. Il a résurgi aux moments critiques. Il n'y a pas de raison de penser qu'il disparaitra de leur univers comportemental collectif ou individuel .

La permanence de l'élan spirituel dans la nature garantit à tous un souffle de beauté non monnayable. Les Vietnamiens dans ce domaine ne sont peut-être pas les moins bien pourvus. Ecoutons ces vers de Huy Cân (1919-) poète certes du monde contemporain mais aussi du monde éternel viet :

Xuân Hanh
Luong xuân troi dât vui chua hêt
Sông Nhi giong hang nuoc chây ao
Mau doi lai lang hon dât do
Nhip doi voi voi long sông cao
Nghe doi chuyên manh lua trang sao
Ta di môt minh trên dê nho
Ta gop chân nhanh cung hôn gio
Ta di mau qua tâm chân nguoi
Ta nhâp hôn ta trong vu tru
......................................
Traduction par Duong Dinh Khuê et Nicole Louis dans Aperçcu sur la poésie vietnamienne de la décade pré-révolutionnaire, BFEO, LXV, 1978)
L'hymne du printemps
De l'exhubérence du printemps, le monde n'a pas fini de jouir
Le Fleuve Rouge, aux flots impétueux coule sourdement
Le sang de la vie inonde la terre rouge
Le rythme de l'univers élève le lit du fleuve
J'entends le monde à grand pas déplacer les montagnes
Je l'entends puissamment rouler la lune, les étoiles
Et je vais seul sur la chaussée petite
Participant à la course rapide des quatre vents
Je vais plus vite que la force humaine
Je fais entrer mon âme dans celle de l'univers
..........................................
Et à présent écoutons Victor Hugo dont les vers, par delà l'espace et le temps efface les différences, nous immergeant dans une spiritualité intemporelle :
...........................................
Une harmone égale à la clarté, versant
Une extase divine au globe adolescent
Semblait sortir du cur mystérieux du monde ;
L'herbe en était émue, et le nuage et l'onde,
Et même le rocher, qui songe et qui se tait ;
L'arbre, tout pénétré de lumière, chantait
Chaque fleur, échangeant son souffle et sa pensée
Avec le ciel serein d'où tombe la rosée
Recevait une perle et donnait un parfum
L'Etre resplendissait. Un dans Tout, Tout dans Un
Le paradis brillait sous les sombres ramures
De la vie ivre d'ombre et pleine de murmures
Et la lumière était pleine de vérité
Et tout avait la grâce, ayant la pureté
Tout était flamme, hymen, bonheur, douceur, clémence
Tous ces immenses jours avaient une aube immense.
" Le sacre de la femme ", extrait, La Légende des Siècles
Thanh Tâm LANGLET (Quach Thanh Tâm)
Mai 1998
Texte pour le colloque sur les Etudes Vietnamiennes,
( Hanôi 14-17 juillet 1998)

(1) André VAUCHEZ, La spiritualité du Moyen Age occidental VIII-XIIIè siècle, Seuil, Paris 1994

(2) d'après la revue bouddhique " Giac Ngô " (Eveil), environ 80% des Vietnamiens se disent appartenir à une des six religions pratiquées dans le pays : bouddhisme, catholicisme, protestantisme, caodaïsme, et Hoa Hao (Giac Ngô, HCM-ville, numéro 10, nouvelle série, juin 1996, p. 23)

(3) Notamment dans le long poème en nôm de Nguyên Gia Thieu " Cung oan ngâm khuc " (Complainte du Gynécée), composé au XVIIIè siècle ; dans le Kim Vân Kiêu et d'autres poèmes de Nguyên Du (1765-1820) pour ne citer que ces quelques exemples d'oeuvres en littérature nôm ;.... Nous en parlerons à propos du livre de Trân Thai Tông (1218-1277), " Khoa Hu Luc " (Exercice du Vide) où l'auteur ouvrit ses propos par un vers significatif : " Chân tê huân dao, van tuong thanh " qui donne approximativement " le vrai seigneur modèle et dix mille formes sont"

(4) Les références historiques de la confirmation officielle de l'existence d'une fusion originelle des trois religions (Tam giao dông nguyên) remontent à l'époque des Wu en Chine (229-280) ; et au Vietnam il était question de concours des disciples des trois religions (" con em tam giao ") en 1196 ( cf. Viêt su luoc, tr. Trân Quôc Vuong 1960 ; Dai Viêt su ky toan thu, tr. Viên su hoc ; Cuong Muc, CB, tr. Hanôi)

(5) Cité par Yves RAGUIN, s. j. dans Alpha et Oméga, Vie Chrétienne, Paris 1986, p. 6

(6) " l'homme tire sa norme de la terre, la terre tire sa norme du ciel, le ciel tire la sienne du Tao et le Tao la tire de lui-même " Tao-te-king, chap. 25

(7) Carl-A. KELLER : Approche de la mystique dans les religions occidentales et orientales, La Bibliothèque spirituelle, Albin Michel, Paris, 1996

(8) Eglise bouddhique vietnamienne (Giao hôi Phât giao VN) : Thiên Uyên tâp anh , tr. et annotations NGÔ Duc Tho-NGUYÊN Thuy Nga, Ed. Littéraires, Hanôi,1990 ; Institut d'Etudes littéraires : Tho van Ly-Trân, vol. I et II, éd. Sciences sociales, Hanôi 1977 et 1988 ; Ngô Tât Tô : Van hoc doi Ly, Van hoc doi Trân, 1942 ainsi que de nombreuses études littéraires parues récemment au Vietnam. Il faudra une bibliographie complète des oeuvres et des études littéraires que le cadre de cet exposé ne permet pas.

(9) NGUYÊN Lang : Viêt Nam Phât giao su luân , Ed. Littéraires, Hanôi, 3è éd. 1992, vol. 1

(10) TRÂN Van Giap : Le bouddhisme en Annam, BEFEO, XXXII, 1932, trad. Tuê Sy, Université Van hanh, Saigon, 1968

(11) Institut des textes anciens : Di tich lich su van hoa Vietnam (Vestiges historiques et culturels du Vietnam), Hanôi, 1991, pp. 517-520

(12) VÔ NGÔN THÔNG (?-826), un homme originaire du Guangzhou, fut disciple de Bach Truong, et condisciple de Qui Son et Nguong son tous fondateurs d'Ecoles chan en Chine du sud. Il arriva au nord Vietnam en 820 et résida à la pagode Kiên So (act. Phu Dông, Gia Lâm, Hanôi). Elle fut construite peu avant l'an 820 par un homme du nom de NGUYÊN (LY) qui l'offrit à LÂP DUC pour y pratiquer le culte de Bouddha. LÂP DUC devenu disciple de VÔ NGÔN THÔNG, ayant atteint la compréhension de l'enseignement reçut de son maître le nom de CAM THANH : Compréhension accomplie (?-860) et reprit le flambeau à la mort de ce dernier

(13) Le moine THAO DUONG, un Chinois d'origine, disciple de Tuyêt Dâu dont un des écrits était très étudié dans le Viêtnam d'alors : le Tuyêt Dâu ngu luc. Il a séjourné au Champa avec son maître et fut fait prisonnier par les troupes viet lors de la campagne de 1069. Il fut au service du moine supérieur à la Cour de Ly Thanh Tông (1054-1072) qui l'éleva au rang de Grand Moine Supérieur (Quôc su) après avoir eu connaissance de ses capacités de compréhension de la doctrine bouddhique

(14) Voici le poème qu'il a laissé comme réponse à Lê Dai Hanh, le questionnant sur la paix du Royaume : Quôc tô nhu dang lac, Nam thiên ly thai binh, Vô vi cu diên cac, xu xu tuc dao binh. A propos du mot " vô vi " certains auteurs dont Ngô Tât Tô se réfèrent aux enseignements du Tao, mais l'imbrication des termes entre les différents enseignements du Tam Giao rend très difficile une explication tranchée

(15) Nagarjuna : Long tho bô tat), un religieux originaire de l'Inde du Sud vivant et oeuvrant pour la propagation de la religion à la fin du IIè et au début du IIIè siècle, connaissant les philosophies de l'Inde. Il pratiqua d'abord le bouddhisme théravada, puis le bouddhisme mahayana. Il élabora entre autre la théorie de la voie moyenne (madhyamika : trung quan luân) qu'on peut appréhender à partir de la formule lapidaire : Chon không ma diêu huu : tout est rien et rien est tout et sa doctrine peut se résumer par les huit négations : bât sanh bât diêt ; bât nhât bât di ; bât thuong bât doan ; bât khu bât lai )

(16) Cette théorie élaborée par Dao Huê et ses disciples considère que l'homme même s'il est fait d'agrégats peut s'insinuer dans une position moyenne entre la matière et le pur esprit et tente d'affirmer l'autonomie de l'être individuel fait de sensibilité et de logique. Avec cette tentative, on assiste aux premiers frémissements de l'affirmation d'un moi individuel libre de fusionner avec le Néant mais gardant toujours son individualité.

(17) Ce fut par exemple, l'attitude de Tri Bao ( ?-1190), qui bien que proche des personnalités de la Cour, se comporta comme un homme très pauvre et très démuni, saluant les pauvres et les religieux avec une grande déférence

(18) Trân Thê Phap : Linh Nam trich quai (Recueil des êtres extraordinaires du Linh Nam), probablement composé avant 1428, trad. LË Huu Muc, Saigon, 1961

(19) D'après le Truc Lâm tuê trung Thuong si ngu luc cité dans Lich su Phât giao Vietnam, Vien Triet Hoc, Hanôi, 1989, pp. 204-214, la continuité mais aussi la différence avec les école Thiên précédentes peuvent se constater à travers la personnalité des moines qui s'y succédèrent : Thông Thiên ; Tuc Lu ; Ung Thuân ; Tiêu Dao ; Tuêu Trung ; Truc Lâm ; Phap Loa ; Huyên Quang

(20) La conception non-duelle considère qu'il n'y a pas de diff érence fondamentale entre les contraires (bonté-méchanceté ; matière-esprit ; vie-mort ;.... alors que le " juste milieu " suppose une possibilité de choix des moments d'agir pour le meilleur garant de l'harmonie donc du bien individuel et collectif

(21) NGUYÊN Huu Son - TRÂN Dinh Su - HUYÊN Giang - TRÂN Nho Thin - DOAN Thi Thu Vân : Vê con nguoi ca nhân trong vân hoc cô Vietnam (A propos de l'individu dans la littérature ancienne vietnamienne) Hanôi 1997

(22) Trân Nhân Tông : 1258-1308 (Trân Khâm, Phât Kim, Nhât Tôn) de son nom religieux Huong Vân dai dâu da ou Truc Lâm dai dâu da ou Giac hoang diêu ngu, a du guerroyer contre les Chinois et le Champa. Est-ce le spectacle des guerres ou est-ce les besoins spirituels de son entourage et du sien propre qui l'a poussé à fonder l'Ecole dhyaniste de Truc Lâm et à renoncer au trône en 1293 pour se consacrer à la propagation du bouddhisme en parcourant son royaume ou en étudiant la doctrine au mont Yên tu.

Ly Dao Tai : 1251-1331 (Huyên Quang) fut un brillant lettré et poète. Il a renoncé à la carrière mandarinale très tôt pour se consacrer au bouddhisme. Ses poèmes sont empreints de sentimentalité. Il fut le 3è patriarche de l'Ecole de Truc Lâm

(23) " Nhan " peut se traduire de façon réductrice par " oisiveté ". Mais cela ne traduit pas la liberté sous-tendue qui permet de faire ce que l'on choisit de faire parce que l'on juge plus juste, plus conforme à l'enseignement reçu. Cela ne suppose pas le retrait de toute action utile à ses semblables, mais une action en dehors des règles rigides d'une administration ou d'une société régie par le néo-conficianisme. Nguyên Trân Huân le désigne par " otium " (Maurice DURAND, NGUYÊN Trân Huân : Introduction à la littérature vietnamienne, Paris 1969). L'expression " an bân lac dao " ([vivre] tranquille dans la pauvreté pour accomplir pleinement la Voie) ou celle de " thanh bân " (noble pauvreté) ajoute une dimension quasi religieuse à l'attitude.

(24) Parabole de l'Enfant prodigue, Soutra du Lotus, chapitre 4

(25) Tâm QUACH-LANGLET : La compassion transcendée, l'oraison pour le rachat des âmes abandonnées attribuée à NGUYÊN Du, dans Notes sur la culture et la religion en péninsule indochinoise NGUYÊN Thê Anh &Alain FOREST éd., L'Harmattan 1995, 135-137

(26) Le pèlerinage débute le 6è jour du 1er mois lunaire et se termine le 15è jours du 3è mois lunaire et compte 200000 participants en 1997. Le sanctuaire principal est consacré à Quân Âm des mers du sud (Quan Âm Nam hai). Mais l'ensemble comporte des cultes dédies à Bouddha, aux Arhats, à la Sainte mère et au panthéon des quatre palais. De même s'y maintient les pratique des cultes agraires ou celui des pierres.



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